Awakening, sous ses atours gentillets où l'on te fait rencontrer un sosie de Mario et Pépé le Ramollo, c'est surtout une réflexion sur la condition du joueur, ceci par une habile mise en abyme.
Que fait un joueur dans un jeu vidéo ? Il avance, il pourfend les méchants, il remplit le rôle qu'on lui donne. Et puis à la fin il succède dans sa quête, éteint la console, et quitte ainsi le monde imaginaire dont il aura été le héros quelques heures durant.
Dans Awakening, on débarque sur une plage après un accident totalement fortuit (la tempête qui brise le bateau de Link) et, quelques instants plus tard, nous sommes dénommé comme "L'élu", celui qui arrivera à percer le mystère de l'île et à réveiller le Poisson-Rêve. Pourquoi ? Parce que Link est étranger, parce qu'il est le grain de sable qui débarque sans prévenir dans un monde où tout suivait pourtant ses propres règles. Parce que Link est étranger, il veut quitter l'île. Contrairement aux autres habitants, il a donc un but, une quête personnelle. De là, il devient donc le parfait avatar du joueur qui, démarrant un nouveau jeu, va découvrir un univers et un monde qui lui sont étrangers, et qu'il va devoir "terminer" en remplissant une quête bien définie.
Mais cela n'est que le sommet de l'iceberg. La véritable problématique posée par Link's Awakening est : Veut-on réellement terminer un jeu ?
Que se passe-t-il lorsqu'on arrive à la conclusion d'un jeu vidéo ? Hé bien on "quitte" un monde que l'on a côtoyé quelques heures durant. On dit adieu aux personnages, à leurs histoires, à notre quête. Et, pourtant bienheureux d'avoir succédé à ce qu'on nous demandait de faire, n'est-on jamais parcouru d'un petit sentiment de tristesse, de mélancolie, à nous dire que l'on quitte un monde que nous ne découvrirons plus jamais d'un oeil nouveau. N'est-on jamais triste de retourner dans notre réalité de tous les jours. En somme, n'est-on pas triste... de quitter ce qui a été une aventure rêvée ?
Ce n'est pas pour rien que la quête de Link's Awakening trouve sa conclusion avec l'éveil du Poisson-Rêve. Link doit se réveiller, Link doit quitter le monde rêvé par le Poisson-Rêve, toute l'île n'est qu'un rêve... Voici ce qu'on nous répète à mesure que l'on progresse dans l'aventure. Tout comme le joueur doit "sortir" du jeu vidéo en arrivant à sa conclusion, Link doit sortir de l'île. Parallèle évidemment évident entre le joueur et, encore une fois, son avatar à l'écran.
Dès lors arrive un point dans l'aventure où le joueur comprend enfin. Il comprend que l'île n'est qu'un rêve. Il comprend qu'il devra dire adieu à ses habitants, à ses décors, à sa musique. Et à Marine. Oui, il devra dire adieu à ce personnage attachant car étant le seul qui comprend, en même temps que le joueur, qu'elle et Link ne pourront plus jamais se revoir car elle n'est que le fruit d'un fantasme.
Et c'est bien lorsqu'elle comprend cela que Marine cherchera désespérément à laisser perdurer encore un peu le temps qu'elle passera sur l'île, le temps qu'elle passera avec Link. Elle nous accompagnera alors le temps d'un brin de chemin, on pourra prendre des photos avec elle ; histoire, nous aussi, de profiter encore un peu du jeu, de profiter du monde, de profiter du rêve. Puis, la fatalité étant bien inéluctable, Marine nous fera part de ses rêves, de ses angoisses, nous faisant comprendre à demi-mot qu'elle "mourra" au moment-même où Link terminera sa quête. Et c'est donc avec ce poids que le joueur reprendra le chemin de l'Oeuf, puisque c'est bien le but avoué de l'aventure, parce qu'il n'a tout simplement pas le choix.
Et pourtant, il suffirait tout simplement de s'arrêter de jouer. De lâcher la manette, de dire "J'y reviendrai un jour", histoire de prolonger un peu plus le rêve, de se dire que le jeu n'est pas fini et qu'on pourra y revenir, replonger dans ce petit monde qu'on aime bien. Parce qu'on aura encore un but, parce qu'il nous restera à progresser vers une conclusion, parce que "le rêve n'est pas terminé". Il n'est pas rare, lors de discussions avec d'autres joueurs, d'en rencontrer certains qui ne veulent tout simplement pas terminer un jeu, et qui parfois eux-mêmes ne savent pas trop pour quelles raisons. Link's Awakening explique tout cela, ou tout du moins le sous-entend par la présence de Marine qui est bien le lien fort entre le jeu et la réflexion que va avoir le joueur sur le jeu.
Et non content de proposer cette mise en abyme, Link's Awakening ne s'arrête pas là et offre ainsi une intéressante problématique sur le statut de héros. Car la question qui ressort évidemment, après avoir terminé l'aventure, est bien celle-ci :
Link a-t-il bien fait de réveiller le Poisson-Rêve ?
Oui, Link a agit pour son propre compte, parce qu'il voulait quitter l'île, parce qu'il voulait se réveiller. Et cela en étant pleinement conscient (puisque c'est le joueur qui transpose sa réflexion sur l'avatar incarné) que cela signerait la fin de ce petit monde et de ses habitants.
Est-ce que le vilain démon qui menace le monde de Cocolint est alors l'ombre gardienne présente dans l'Oeuf qui veut "défendre le rêve" en empêchant le Poisson-Rêve de s'en extirper, ou bien Link qui veut juste terminer sa quête personnelle au détriment de tout le reste ?
Il arrive ce moment dans l'aventure où le joueur, toujours guidé par les réflexions de Marine, se demande si ce qu'il fait est juste. Marine nous le dira : "Il n'y avait pas de monstres avant l'arrivée de Link sur l'île". Link peut alors, encore une fois, être vu comme un corps étranger, comme un grain de sable gênant qui va détruire le petit monde de Cocolint. Peut-on alors dire que les monstres incarnent l'obstacle, eux qui ne veulent qu'échapper à la fatalité induite par l'arrivée de Link ? Et pourtant, Link (= le joueur) continuera car son but est fixé dès le départ ; d'où encore une fois une réflexion assez triste sur le statut de héros dans un jeu vidéo (ou toute autre oeuvre).
Le héros est alors celui qui donne une conclusion à l'aventure, qui permet de quitter le jeu vidéo dans lequel on aura plongé, de se "réveiller" d'un monde qui, aussi plaisant et magnifique puisse-t-il être, doit un jour se terminer. Parce que c'est le but du jeu, le but de l'aventure, parce qu'il s'agit de notre condition fatale et inéluctable en tant que joueur. Et cette figure dominante de l'Oeuf qui surplombe, immobile et gigantesque, toute l'île de Cocolint est bien là pour nous le rappeler. Comme un œil qui nous observerait sans cesse pour suivre le moindre de nos mouvements, l'Oeuf est là pour que le joueur ne puisse oublier son statut. Pour lui rappeler sa condition de triste héros qui va devoir briser la coquille du rêve pour "renaître" dans le monde réel (c'est-à-dire notre vie bien basique de tous les jours).
Link's Awakening laisse souvent un sentiment de mélancolie, mêlé à une certaine pointe de poésie et même d'étrangeté à ceux qui l'ont terminé. Je pense que si certains ne se rendent pas compte de tous les tenants et aboutissants de ce jeu, ils ressentent cependant ces petites choses que j'ai évoquées. Marine a marqué bon nombre de joueurs qui ont bien compris que ce personnage avait quelque chose de profond, quelque chose qui les interpelait personnellement. Et je pense que l'explication réside bien dans cette mise en abyme dont le lien entre le joueur et le jeu est bien ce personnage féminin. Voir à la fin Marine quitter l'île sous forme de mouette est bien un parallèle avec la fugacité d'un rêve, dont quelques éléments un peu troubles dans notre mémoire perdurent cependant, planant doucement au-dessus des flots de la mémoire. Nous ne reverrons plus Marine, Marine est morte en même temps que l'île, mais elle perdure quelque part dans notre mémoire, dans notre "ressenti" de joueur. Comme un oiseau enfin libéré de toutes contraintes, ayant réussi à transcender sa nature de "rêve", de pensée imaginaire, pour devenir partie intégrante de la psyché du joueur. Tout comme on peut dire d'un personnage d'une oeuvre romancée qu'il nous influence et continue à marquer notre mémoire, même s'il n'a jamais existé. Le rêve devient alors plus fort que la réalité, en quelque sorte.
Voilà. J'espère que cette longue théorie sur le jeu t'aura plu et que j'aurai réussi à bien expliquer pourquoi je pense que Link's Awakening est bien plus que ce qu'il veut laisser paraitre; et qu'il fait preuve d'une maturité et d'une réflexion rarement atteintes dans le monde du jeu vidéo. Il ne faut tout simplement pas s'arrêter à l'enrobage.